Les gliders, sentinelles des océans

En 1989, l’océanographe Henry Stommel livrait sa vision d’un monde où des véhicules sous-marins autonomes surveilleraient les 7 mers en temps réel, depuis la surface jusqu’au plus profond des océans. Trois décennies plus tard, cette vision a quitté le domaine de la science-fiction pour entrer dans celui de l’océanographie opérationnelle.

Principaux vecteurs de cette concrétisation, une classe de véhicules sous-marins appelés « gliders », par analogie avec les planeurs aériens : sans aucun système de propulsion, ils progressent dans les océans tels des ludions, faisant simplement varier leur flottabilité grâce à une pompe modifiant le volume ainsi qu’un ingénieux système de déplacement des batteries changeant la répartition des masses. Les différents ailerons disposés à la surface des gliders font le reste, pour qu’ils planent à la descente, mais aussi à la remontée.

Un glider en test de plongée
Test de plongée du premier Bioglider

Se déplaçant sans bruit, n’émettant aucune pollution, les gliders ne perturbent pas les écosystèmes. Ne dépendant d’aucun carburant, ils peuvent rester des mois en mer, collectant de précieuses données transmises à terre par satellite en temps presque réel comme le confirme Laurent Mortier, professeur d’océanographie à ENSTA Paris et chercheur de l'Unité de mécanique : « Ils sont capables de prendre des mesures de température, de salinité, de concentration en nitrates, de bruit sous-marin, d’imagerie du zooplancton, etc. Tout dépend des capteurs dont ils sont équipés, pourvu qu’ils soient peu gourmands en énergie. »

Laurent Mortier lors d'une présentation du projet BRIDGES
Laurent Mortier lors d'une présentation du projet BRIDGES

La seule limite est en effet l’énergie disponible à bord, l’équivalent en joules de deux tablettes de chocolat, sur lesquelles tous les systèmes doivent vivre pendant plusieurs mois, le record étant aujourd’hui d’un an. « Tous les capteurs ne peuvent donc fonctionner en même temps » poursuit l’océanographe. « Au-delà de la mesure scientifique qui est sa raison d’être, cette énergie doit être répartie entre les moyens de navigation et de communication. »

Dans des contextes extrêmes, comme sous la glace de l’océan Arctique coupé du lien satellite, il faut mettre au point des systèmes de communication particulièrement robustes, capables de fonctionner en immersion, car tout l’intérêt des données recueillies par les gliders est d’être transmises en temps quasi réel. C’est justement la spécialité de Benoit Geller, professeur et chercheur de l’Unité d’informatique et ingénierie des systèmes d’ENSTA Paris :

« Le rayonnement radio se propageant très mal dans l’eau, nous utilisons des ondes acoustiques. Leur bande passante est très limitée si on la compare aux ondes radio. De plus l’onde se dissipe très rapidement, sa célérité est très inférieure à celle des ondes radio, si bien que les débits sont très lents, inférieurs à la dizaine de Kilobytes par seconde. Il faut donc mettre en place des traitements très sophistiqués pour améliorer le débit. Et comme les gliders sont très contraints en énergie, les systèmes de communication sont éteints 99% du temps. »

Benoit Geller, responsable du Mastère spécialisé ILEMS
Benoit Geller, responsable du Mastère spécialisé ILEMS

Ainsi équipés, les gliders peuvent être déployés dans toutes les zones d’intérêt pour les scientifiques. « Les tourbillons sont des endroits particulièrement intéressants pour nous, et nous essayons de comprendre les phénomènes océaniques associés » poursuit Laurent Mortier.

Une des zones de prédilection des chercheurs français est la Méditerranée, avec deux radiales occupées par des gliders une bonne partie de l’année, Nice-Calvi et Marseille-Minorque, qui permettent de recouper les informations des gliders avec celles que relèvent les navires océanographiques ou des bouées ancrées.

Le deuxième type d’observations menées avec les gliders, c’est l’océanographie opérationnelle. « Afin de nourrir les modèles qui permettent de prédire l’état de l’océan, on a besoin d’observations récurrentes, effectuées le plus régulièrement possible. Les gliders sont d’excellents instruments pour cela » confirme Laurent Mortier.

Enfin, les gliders trouvent aussi des applications environnementales pour détecter la pollution autour des installations industrielles comme les plateformes pétrolières, ou évaluer l’impact de fermes éoliennes offshore. La surveillance environnementale sur des longues périodes, par exemple dans des aires marines protégées, se développant progressivement, l’utilisation des gliders est amenée à se banaliser.

« Mais le véritable enjeu qui nous préoccupe aujourd’hui, c’est la centralisation et la mise à disposition des données au plus grand nombre d’utilisateurs pour rendre leur utilisation simple et rentable » précise Laurent Mortier. C’est précisément l’ambition de GROOM II, acronyme de « Gliders for Research, Ocean Observations and Management Research : Infrastructure and Innovation», un projet européen de Horizon 2020 dont Laurent Mortier est le coordinateur.

« Nous souhaitons mettre sur pied pour les gliders et leurs capteurs océanographiques le même genre d’organisation que ce qui existe pour les données météo » précise l’enseignant-chercheur. « L’idée est que la gestion des données soit centralisée, avec quelques centres principaux qui offrent aux utilisateurs les ressources de traitement et de diffusion des données en garantissant leur qualité. Au plan européen, nous avons déjà réussi à mettre en place une telle structure avec l’aide de l’Ifremer, avec des données traitées et diffusées le plus souvent en moins de 6 heures. On pourrait également optimiser et automatiser le pilotage des gliders au niveau européen, un des points aujourd’hui le plus coûteux en ressources humaines. Nous voulons démontrer aux institutions européennes que la valeur ajoutée d’un travail en réseau, c’est de diminuer la charge de travail et au final le coût pour une qualité de la recherche à amener au meilleur niveau mondial. »

Le rêve de Laurent Mortier, c’est de parvenir à constituer un réseau européen de 400 gliders. « Grâce à leur silence d’évolution et leur absence de pollution, les gliders seraient des outils extraordinaires pour étudier en continu les écosystèmes marins à l’échelle de l’ensemble des mers européennes et au-delà. Nous avons un projet pilote en ce sens, Bioglider pour l’observation de l’écosystème zooplanctonique, dans lequel nous sommes véritablement pionniers sur le plan mondial » se réjouit l’océanographe.

Le projet Bioglider
Le projet Bioglider permet d'étudier les écosystèmes marins sans les perturber.

Mais Laurent Mortier voit encore plus loin, c’est-à-dire plus profond. « Observer et comprendre le rôle de l’océan profond est un paramètre clé des différents scénarios du réchauffement climatique. C’est le seul endroit où les océans vont encore accumuler de la chaleur. Aller au fond des océans avec des gliders est aussi un moyen systématique et peu coûteux pour l’étude du volcanisme sous-marin ou pour évaluer l’impact des activités extractives qui semblent se profiler avec notamment l’exploitation minérale, ce malgré les avertissements des scientifiques et les moratoires proposés. »

Laurent Mortier avec une maquette de glider profond
Laurent Mortier au Parlement Européen de Bruxelles pour présenter les prototypes de gliders profonds

Ce sont des enjeux de l’objectif « Grands fonds marins » de France 2030 annoncé en février 2022 et qui bénéficie de 300 millions d’euros d’investissements. Avec la deuxième zone économique exclusive au monde, et alors que la majeure partie des communications numériques mondiales transitent par des câbles sous-marins, se doter de moyens de surveillance et d’intervention dans les fonds marins est aussi un impératif absolu de souveraineté.

Quelle place tiendront les gliders dans cette stratégie ? Pouvoir descendre de façon autonome à 6000 mètres de profondeur à des coûts faibles permettrait d’explorer une grande partie des fonds marins inaccessibles aujourd’hui. « Ces profondeurs constituent un enjeu majeur » confirme Laurent Mortier. « Mais les défis techniques pour y parvenir avec des gliders sont énormes : il nous faut une coque aussi légère que possible, ayant une compressibilité proche de celle de l’eau de mer , pour évoluer avec le minimum d’énergie, tout en étant capable de supporter l’immense pression régnant au fond des océans. C’est un très beau défi d’ingénieur. Mais pour le moment, s’il est sans doute à notre portée, il est encore à relever. »

Présentation de prototypes de gliders profonds réalisés dans le cadre du projet BRIDGES
Présentation publique de prototypes de gliders profonds dans le cadre du projet BRIDGES.